Retrouvez ici le texte de soutenance de doctorat d'Isabelle Petitjean, présenté au jury pour défendre sa thèse en musicologie sur Michael Jackson à la Sorbonne en janvier 2018.
SOUTENANCE de Thèse de Doctorat ès Musicologie
Isabelle STEGNER-PETITJEAN
Discours de ma soutenance de thèse de doctorat en musicologie, prononcé à l'université Paris IV – Paris Sorbonne, le samedi 20 janvier 2018, devant un jury composé de :
M. Xavier, HASCHER – Professeur, Université Marc Bloch de Strasbourg
M. Olivier JULIEN – Maître de Conférences, Paris IV - Sorbonne
M. Christophe PIRENNE – Professeur, Université de Liège
Mme Catherine RUDENT – Professeure, Paris III - Sorbonne Nouvelle
Monsieur le président,
Madame et messieurs les membres du jury,
Bonjour à tous et merci pour votre présence.
Pour commencer je tiens à remercier les membres du jury, MM. Xavier Hascher et Christophe Pirenne, d’avoir accepté de participer à cette soutenance, ainsi qu’à mes directeurs de thèse et de recherches, Mme Catherine Rudent et M. Olivier Julien, pour leur accompagnement et leur soutien tout au long de ce doctorat
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Contextualisation dans mon parcours de recherche
La thèse que je soumets aujourd’hui à la discussion du jury, intitulée « LES DYNAMIQUES RACIALES DANS LA PRODUCTION DE MICHAEL JACKSON (1979-2001) : aspects commerciaux, musicaux et visuels », constitue l’aboutissement d’un parcours à la fois universitaire sur lequel je souhaiterai revenir brièvement avant d’en souligner les principales conclusions et les possibles prolongations. En effet, ce domaine de recherche s’inscrit dans la continuité de mon Master, réalisé en 2009-2010 à l’Université Marc Bloch de Strasbourg sous la direction de Monsieur Hascher, et qui portait sur « La voix de Michael Jackson : identité, corporalité et syncrétisme ». Ce sujet, centré sur les caractéristiques vocales de l’artiste, de ses modes d’expression et d’enregistrement, a constitué un véritable premier point d’ancrage dans les problématiques jacksoniennes, car il touchait, par extension, au domaine racial, par les implications qu’il convoquait dors-et-déjà en termes stylistiques et visuels. Il m’a, dès alors, semblé nécessaire de m’intéresser davantage à ces questionnement et de les développer plus largement.
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Choix du laboratoire et du sujet :
J’ai poursuivi en doctorat ici, à la Sorbonne, auprès de Monsieur Olivier Julien, car il était le chercheur dont le champ d’étude, avec sa thèse sur Sgt Pepper, s’approchait le plus du mien, dans le domaine des musiques populaires internationales. J’ai également découvert, par son intermédiaire et celui de Mme Rudent, la branche francophone de l’IASPM (International Association for the Study of Popular Music), et j’ai pu soumettre, en 2011, un article qui prolongeait mon mémoire de Master et s’intitulait « Michael Jackson, The Voice in the Mirror, d'une identité vocale à sa mise en image sonore », lequel m’a valu le Prix du jeune chercheur, élément encourageant pour la suite de mes recherches. Cet article, publié par la Revue des Musiques Populaires Volume ! a également ouvert la porte à un autre type d’exercice, avec ma première recension de l’ouvrage collectif édité par Christopher Smith et consacré à Michael Jackson, intitulé « Michael Jackson, Grasping The Spectacle ». Le fait que je sois intéressée, de longue date, par la production musicale et artistique de Michael Jackson et que je le concrétise par ces recherches a permis également, non intentionnellement mais par voie de conséquence, d’ouvrir un champ de recherche qui n’avait pas encore été exploité en France sur le plan musicologique. Si des thèses françaises en sémiotique des médias existent sur l’artiste, ou des mémoires de Master ou encore des multitudes d’articles, surtout quasi exclusivement anglophones, disséminés dans les revues, j’ai vite réalisé, en sondant les sources scientifiques, qu’aucune thèse en musicologie n’avait été réalisée jusque-là sur Michael Jackson.
En amont de ce master puis de cette thèse, ce sont les portes-ouvertes enfoncées par les médias suite au décès de l’artiste, en termes de chiffres de vente, de fédération d’un public éclectique sans précédent, sans jamais trouver d’analyses expliquant plus en profondeur les modalités et processus qui ont conduit à ces succès commerciaux et à cet agrégat de générations, de races et de cultures, qui m’ont motivée à entreprendre mes propres recherches.
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Présentation du sujet
En m’intéressant donc à la voix de Michael Jackson et en analysant les premières sources, j’ai vite réalisé que des termes comme « crossover » ou décatégorisation étaient récurrents. Le terme de crossover invitait à des considérations commerciales, mais celles-ci n’étaient pas étrangères à la politique des classements américains, avec ses clivages et l’échiquier coloriste dont ils sont, finalement, une expression et un reflet. Quant à la notion de décatégorisation et à celle, corollaire, de décatégorisation, elle visait de nombreuses dynamiques, souvent croisées d’ailleurs, touchant à des questions comme le genre ou la race, et trouvait des échos dans le décloisonnement des expressions stylistiques, vocales et sonores, souvient associées à des conventions et, par extension, à des attributs coloristes. Il m’a donc semblé particulièrement intéressant, en raison de ses implications et de ses répercussions, de cibler la problématique raciale au sein de la production de Michael Jackson, et en particulier durant sa phase artistique adulte (1979-2001), et de la conjuguer sous les angles commerciaux, musicaux et visuels, trois domaines fortement interdépendants.
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Sources/terrain
Les sept années qui s’ensuivent constituent une longue incursion dans l’appréhension de notions-clés et de leur confrontation à la production jacksonienne. Des notions telles que le crossover, le courant dominant, les notions de musiques dites noires ou blanches, les politiques des classements. Il a fallu, pour comprendre le plus précisément possible leurs implications et leurs évolutions respectives, remonter à l’origine de ces notions jusqu’à l’entrée de l’artiste sur la scène internationale, à la fin des années 1960, puis faire le lien entre elles et la place occupée, au sein de chacune d’elles, par la production de l’artiste.
Le corpus qui a nourrit ces recherches est donc très vaste et comporte des angles pluriels d’approche. Pour analyser au mieux une production qui rassemble des chansons, mais également des courts-métrages musicaux venant enrichir les strates narratives des premières, il a fallu réunir un bouquet de sources portant sur les aspects musicaux qui entourent et touchent à l’œuvre de Michael Jackson et passent par les questions de contenus et d’influences stylistiques autant que d’expressions vocales et sonores et de stratégies d’enregistrement ; des sources permettant de comprendre le contexte socio-culturel qui prépare, en amont, et analyse, tout au long de sa carrière, les fonctionnements de l’industrie du disque racialement connotée au sein de laquelle l’œuvre de Michael Jackson évoluera durant 40 années ; des sources permettant d’analyser la dimension visuelle de l’œuvre de l’artiste, mais également la sienne propre, jalon majeur au sein des débats sur son apparence et son appartenance raciales ; enfin des sources biographiques, musicologiques, sociologiques et médiatiques, permettant d’appréhender la manière dont a été perçu l’artiste, dont a été reçue son œuvre, et, éventuellement, les décalages entre les intentions initiales et les perceptions, auprès du public et de la critique.
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Situation de la thèse dans le champ, intérêt et originalité du travail
Avant la thèse que je soumets à votre verdict aujourd’hui, ou durant les premières années de sa réalisation, d’autres travaux universitaires liés à Michael Jackson ont connu leur aboutissement. Tel est le cas, en France, du mémoire de Richard Lecocq pour le diplôme de l'Institut français de presse (IFP), réalisé sous la direction d’Hélène Eck à Paris II en 1999,intitulé « Michael Jackson (1979-1999) : construction et diffusion de l'image d'une star par les médias français et anglo-saxons » ; du mémoire de master réalisé par Silvia Laffont en 2007, sous la direction de Laurent Cugny, et qui portait sur l’album Thriller ; de la thèse en sémiologie des médias réalisée par Amélie Dalmazzo en 2009, sous la direction de Frédéric Lambert également à Paris II, et intitulée : « Michael Jackson, Charismes, Identités, Fanatismes ». Tel est encore le cas, à l’étranger de quatre mémoires de master en arts : celui de Mohamed Ali Khedidi, sous la direction du Dr Ridha Bou Khadida à l’Université de Sousse en Tunisie, en 2011, et intitulé « L'artiste entre la biographie et l'œuvre : étude du spectacle concert de Michael Jackson (HIStory tour 1996-1997) » ; celui de Kelly O’Riley, la même année, et intitulé « Hagiography, teratology and the “HIStory” of Michael Jackson » ; le mémoire de Sara Tenenbaum, toujours en 2011, à la George Washington University de Washington DC, intitulé « I Know I Am Someone: Michael Jackson, “Thriller”, and American Identity » et enfin celui de Fardo Eringa, réalisé plus récemment, en 2015, à l’Université de Groningen et intitulé « Being a Michael Jackson Pilgrim: dedicated to a never-ending journey” à l’Université de Groningen, aux Pays-Bas.
Outre ces travaux universitaires, je pourrais citer de grandes figures universitaires, qui ont apporté, depuis plusieurs décennies, de grandes contributions à la compréhension de la production de Michael Jackson, comme Susan Fast, qui est professeure au Département anglais d'études culturelles à l'Université McMaster Hamilton, au Canada et qui a rédigé de nombreux artistes à son sujet en lien avec les représentations du genre, la sexualité, la race et l'origine ethnique, les constructions de soi et de l'autre, la performance et la performativité.
Réaliser une thèse musicale sur Michael Jackson était l’occasion d’aborder cette riche production en profondeur et de manière nouvelle en France. En effet, nous venons de l’évoquer, l’essentiel des autres travaux universitaires de longue haleine aborde prioritairement à son sujet des questions sociales et médiatiques entourant son identité et son image artistique, la construction de cette dernière, sa diffusion et sa réception par le public, davantage que des questions musicales. Des analyses musicales existent, bien sûr, et elles occupent une bonne part dans nos sources, je pense ici aux travaux de la musicologue norvégienne Anne Danielsen ou aux articles du musicologue canadien David Brackett, lesquels nous ont beaucoup aidée à comprendre les interactions entre catégories musicales et catégories humaines. Mais ces travaux étrangers fondamentaux sont essentiellement des articles centrés autour d’une problématique qui permet, à l’occasion, d’aborder Michael Jackson, ou sont, au contraire, des articles regroupés autour de l’artiste en proposant des éclairages divers à son encontre.
Quoi qu’il en soit, la question raciale ou coloriste reste un axe qui n’est jamais totalement absent de ces études, quand il n’en est pas au cœur. Mais, encore une fois, elle implique en grande majorité des considérations extra-musicales et plus rarement des analyses musicales.
Il nous a donc semblé intéressant de nous interroger sur cette problématique et d’en analyser les tenants et les aboutissants, afin de la nourrir au maximum d’analyses et de recontextualisations fondées et référencées scientifiquement. Parce qu’il est un artiste pluridisciplinaire, et parce que les domaines du son et de l’image sont interdépendants dans ses processus créatifs, il n’était pas possible d’aborder le domaine musical sans toucher au visuel. Parce qu’il est un artiste afro-américain qui a dominé le courant dominant pop, après avoir débuté, durant la période de la lutte pour les Droits-Civiques, sous le label Motown, il n’était pas possible de ne pas relier les questions qu’il a soulevées, dans le domaine des conventions stylistiques et des clichés raciaux, à la manière dont ce parcours et ces questions avaient déjà pu être mises en débat chez ses prédécesseurs.
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Méthodologie
Dans cette recherche dont le sujet met en exergue un artiste, Michael Jackson, et une problématique, les dynamiques raciales innervant sa production de 1979 à 2001, j’ai commencé par réaliser l’essentiel des analyses en termes de marché, de combinaisons de conventions stylistiques et d’image fédératrice, avant de prendre conscience, en accord avec mon directeur de recherches, qu’il serait important de rédiger une première partie qui expliquerait et justifierait ces deux choix et soulignerait, sur le plan historique, le particularisme de la posture transversale de cet artiste au sein d’une industrie américaine du disque marquée par une forte dichotomie raciale. Il est évident que cette première contribue à donner à l’étude sa longueur importante. Pour autant, chaque élément nous en a semblé fondamental et non soustrayable sans entraîner des inconsistances ou des lacunes dans la mise en lumière des éléments centraux étudiés dans la deuxième partie.
La recontextualisation et les mises en perspective mises en place et nécessaires, selon nous, à la pleine mesure de la problématique, s’est fondée sur les mêmes 3 axes, commerciaux, musicaux et visuels que ceux qui articulaient le cœur de la thèse, en deuxième partie donc. En effet, j’ai entrepris de dresser les plans de construction de cette industrie à l’aube de l’industrialisation ; j’ai abordé les différentes phases mise en place de cette structure fondamentale, puis j’ai développé les conditions qui ont vu l’émergence de la racialisation en son sein, redessiné le contexte historique et musical au sein duquel les premiers artistes noirs sont parvenus à gagner un public croissant et la mise en place, dès les années 1920, d’une segmentation coloriste. Mes recherches m’ont ensuite menée, naturellement, à traiter de la question de l’émergence et de l’évolution des classements, des processus d’acquisition de leur statut de baromètre idéologique en termes de goûts et d’attentes du public, ainsi que celui d’outil d’estimation des ventes et de popularité des enregistrements vis-à-vis du public-cible noir ou de celui, plus généraliste et multiculturel, du marché commercialement dominant. Compte tenu de la longue carrière professionnelle du chanteur (1968-2009), de sa trajectoire ascensionnelle en termes de classements et de son maintien durable en tête de ceux-ci tant les listes R&B que généralistes, il m’a semblé important également de revenir sur la notion de crossover, sur ses implications raciales ainsi que sur la notion de courant dominant, pour mettre en évidence les différentes étapes de son évolution par rapport au marché et les liens que chacune d’elles a entretenu en termes de dynamiques d’emprunts aux courants de la musique noire. Si la période centrale d’étude de notre thèse débute en 1979, il nous a semblé dommageable de ne pas aborder la période antécédente, durant laquelle Michael Jackson a évolué, en solo ou avec les Jackson 5, sous le label Motown et qui constitue une étape fondamentale dans le façonnement de l’artiste adulte. A ce stade, j’ai donc entrepris d’analyser les jalons de la politique intégrative du label, en termes d’image autant que de processus compositionnels, en pleine période de lutte pour les droits civiques, et ce qui fait d’elle, finalement non pas une entreprise totalement apolitique, mais plutôt une forme, adoucie, d’expression d’un activisme noir cherchant à faire bouger les pions de l’échiquier politique américain. En abordant ensuite, de la même manière les stratégies sonores menées par Gamble & Huff à Philadelphie, pour donner une nouvelle identité au désormais Jacksons, nous sommes arrivés à conclure ce premier ensemble par un bilan analytique et stylistique, à cette époque charnière, de l’éclectisme innervant toute cette première phase de production, un terreau, riche d’influences, qui constitue les fondations de la pop jacksonienne, à la veille de son installation durable au sommet du courant dominant.
La mise en place de ces éléments nous a permis de donner un nouvel éclairage et une pleine mesure aux éléments centraux qui sont analysés tout au long de la deuxième partie et qui se déclinent donc selon trois perspectives. La première concerne le contexte de production de chacun des 7 albums de Michael Jackson, et les replace au sein de la société américaine mais aussi de l’industrie du disque, à chaque époque. Dans cette partie, nous nous sommes également appuyée sur les jalons stylistiques et commerciaux des autres artistes et mégastars de la pop, et, éventuellement, afro-américains, pour donner une perspective élargie à ces productions, et nous avons analysé leur classement dans les listes ainsi que les modalités de leur commercialisation et proposé une interprétation de leurs succès.
La deuxième partie a, ensuite, été consacrée à l’analyse approfondie des composantes éclectiques et stylistiques de la pop jacksonienne. Nous nous sommes notamment intéressée à des époques charnières, pour sa carrière comme pour l’industrie du disque, avec, par exemple, les années 1970, marquées notamment par la consolidation mondiale et sans précédent du contrôle des majors sur la production et les produits musicaux, ou les années 1980, quadrillées par les questions relationnelles entre courants marginaux et courant dominant, contrôle corporatiste et consommation imprévisible, traditions anciennes et nouvelles technologies. Nous avons vu, ainsi, que Michael Jackson, dont le succès planétaire décuple à l’orée de ces années 1980, a évolué à la fois naturellement et centralement au cœur des problématiques que sont le pouvoir des médias et des labels, et celui, symbolique et capitalisé, d’un artiste noir au pinacle d’un courant dominant qu’il transracialise, tout en s’appuyant sur des conventions issues de clivages coloristes et de constructions catégoristes consensuellement entendues et appliquées.
Enfin, nous avons consacré le troisième et dernier chapitre à l’image artistique véhiculée par l’artiste au travers de son œuvre, et ce de manière fondamentalement complémentaire à la musique. En abordant la corporalité de Michael Jackson comme partie intégrante de son spectacle et de son « startext » (John Stauffer, Richard Dyer, Andrew Goodwin, ensemble des discours, des écrits et des images qui façonne l’image d’un artiste auprès du public, via les médias, la presse ou les communiqués directs de l’intéressé), c’est-à-dire comme un support intertextuel et narratif de production, nous avons cherché à définir les fondements identitaires de son potentiel crossover et fédérateur, auprès d’un public international. Cette démarche s’est fondée sur l’analyse de la gestion et de l’exploitation de son image tantôt décatégorisante, tantôt racialisée au sein des différents médiums qui l’ont façonnée et diffusée massivement (pochettes de disques, prestations télévisées notoires, courts-métrages musicaux), tout en remontant à la valorisation et à la narrativité photographique au sein de la communauté afro-américaine. Enfin, il nous a semblé important de compléter cette étude en nous interrogeant sur la réalité des rapports « naturels » et culturels entretenus par Michael Jackson envers la question raciale, au travers d’un bagage culturel oscillant entre assise communautaire et ramifications universelles, mais également de leur perception souvent contradictoire et de leur récupération politique.
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Hypothèses et résultats
Ainsi, afin d’étayer cette thèse, je me suis efforcée, dans ce travail, de montrer que Michael Jackson a opéré de multiples crossovers, marquants par leur degré de succès commercial et par leur fréquence, au point que sa carrière puisse être entrevue, dans son ensemble, comme un synonyme du terme. Son particularisme réside dans le fait que, même par rapport aux autres grands artistes crossovers de son époque, il est parvenu à s’imposer comme mégastar après avoir été enfant-star et qu’il a su se maintenir dans les hautes sphères ou au sommet du courant dominant, sachant se renouveler et rester dans l’esprit du public sans, pour autant, avoir une production abondante (la plupart de ses succès sont regroupés davantage sur 4 albums que sur 7). J’ai voulu expliquer ce succès en montrant qu’avec les nombreux singles qu’il tire de chaque album, Michael Jackson s’est inscrit dans un processus totalement circulaire consistant, par son omniprésence durable dans les classements, et notamment celui de Billboard Hot 100, à amplifier son succès par une exposition médiatique (variant en fonction de la place du titre ou de l’album) générant des ventes supplémentaires. Marquant des points dans des processus de ventes rapides autant que de ventes progressives, sa capacité à vendre des albums autant que des singles lui a permis de toucher un public éclectique sur le plan racial, culturel et générationnel. En tant qu’artiste, Michael Jackson a clairement joué avec les catégories musicales et a étendu l’héritage de Motown dans de nouvelles manières, « en jouant avec l’imagerie et le style qui ont toujours été centraux à la commercialisation de la “pop” » (Kobena Mercer, Monster Metaphors: Notes on Michael Jackson’s “Thriller”, op. cit., p. 95.), « jou[ant] avec » (David Brackett, « Black or white? Michael Jackson and the idea of crossover », op. cit., pp. 169-185) les catégories, plutôt que les brisant. Nous avons voulu montrer que le résultat n’en est pas moins la mise à mal et l’ébranlement du cloisonnement artificiel symbolisé par les classements distinctifs de l’échiquier coloriste américain, au sommet desquels la production de Michael Jackson s’installe, durant deux décennies, de manière ubiquitaire. La production de Michael Jackson a évolué, depuis son entrée à Motown, au sein d’un paysage pop où genre et race ont toujours été connectés et où les choix musicaux – qu’ils soient entrevus par le biais de la production ou par celui de la consommation – ont toujours été vecteurs et porteurs de conséquences et de correspondances dans les relations sociales. L’ensemble de l’œuvre produite par Michael Jackson joue, donc, sur un paradoxe. D’une part, elle dépasse cette simple capacité qui vise à transcender une certaine correspondance d’identification et qui exploite une certaine tension existant entre les catégories musicales et humaines. D’autre part, en utilisant ces dernières comme des constructions sociales, elle pointe la confusion résultant de cette impossibilité à échapper aux effets et aux conventions de ces catégories sociales
De fait, en étudiant les dynamiques raciales de sa musique, nous avons pu tenter d’expliquer comment celles-ci ont donné à la pop jacksonienne une connotation autre que celle de musique facile et d’étiquette commerciale. Nous avons voulu montrer que la pluralité stylistique qui innerve la musique de Michael Jackson se situe en aval du vaste processus d’emprunts et d’appropriations culturelles qui a traversé les derniers siècles. Qu’elle se traduit, concrètement, par une musique qui sonne à la fois de manière unique et familière et qui, en mettant en scène des éléments du disco, du R&B, du rock, ou du rap, entre autres, qu’elle incorpore, et, enfin, dépasse ces catégories. À l’instar d’autres figures telles que Madonna, Prince ou Elton John, nous avons voulu aborder Michael Jackson comme étant la clé de la canonisation d’une catégorie musicale, mais également, plus que ses pairs, celui qui a mis en exergue la dynamique tensionnelle qui existe et qui définit, en réalité, le courant dominant, en cherchant sans cesse à transcender les catégories raciales par sa musique. Si Michael Jackson est ce que Jason Toynbee (Making popular music: musicians, creativity and institutions, Londres, Arnold, 2000, p. 43) appelle un agent exemplaire (« exemplary agent »), il peut à la fois être vu, dès lors, comme le médiateur d’un processus intertextuel sélectionnant et combinant des « voix déjà parlées » , nées dans des styles particuliers, individuels et collectifs, et qui n’ont jamais cessé de leur appartenir, autant que médiateur d’un genre qui fonctionnerait comme un code, à travers lequel la musique d’un artiste est filtrée, établissant un système d’attentes structurant le discours d’évaluation du public et qui reviendrait, dans le cas de Michael Jackson et quelle que soit la tournure qu’il donne à sa musique, à estampiller cette dernière de pop music, tant qu’il est lui-même culturellement identifié en tant que pop star. Aussi, puisque la pop, loin d’être une catégorie stylistique cohérente, est un courant glissant, fuyant, alors, la production musicale hétérogène de Jackson peut être vue comme voguant sur un vaste océan de possibilités sans jamais pouvoir quitter l’étiquette pop, un puzzle d’expressions stylistiques qui, pour Mats Johansson, n’impose aucune solution particulière, qui ouvrirait un champ illimité de possibilités interprétatives, un panel d’histoires et d’identités toutes « vraies ». En ce sens, l’éclectisme stylistique de Michael Jackson serait le fruit d’une combinaison unique de styles et d’expressions, musicales et vocales, dont le « site » est l’image artistique multifacette et mystérieuse de l’artiste, des combinaisons stylistiques qui relèveraient également d’un processus visant l’autonomie et la création progressive d’un univers stylistique personnel, avec des signatures particulières et des autocitations qui font de lui sa propre référence générale.
Nous avons voulu établir que cette diversité est, certes, propice au succès sans précédent rencontré par l’artiste, mais qu’elle n’est pas (que) le fruit de calculs de marchés, ni le seul fruit de collaborations éclectiques : elle coïncide également avec le potentiel créatif d’un artiste, éduqué dans l’éclectisme des références et capable de composer dans des styles opposés autant que de les interpréter. Le courant dominant des années 1970, donne un accès massif, une visibilité et une forme de reconnaissance aux courants marginaux et racialisés, mais n’éradique pas la catégorisation, aboutissant, au contraire, à une fragmentation formelle sans précédent.
Michael Jackson s’est employé à une stratégie double qui consiste à occuper une place prépondérante dans le courant dominant, tout en y tenant une place singulière, en mouvance constante, c’est-à-dire en métamorphose et renouvellement, constituant une sorte de paroxysme pluridisciplinaire et transmutatoire. Il respecte l’ordre symbolique établi, en usant des stratégies mercatiques en vigueur et en y introduisant un potentiel hérétique fait de subversion, puisqu’il y introduit et y mêle ce qui semble être des contraires, le son et l’image. Cette acceptation des stratégies mercatiques seraient opposées à ce que pratiquent les mouvements subversifs américains. C’est ce qui le décale également de la périphérie vers le centre, ce qui le décrédibilise également, en quelques sortes, aux yeux de ces courants. Mais il ouvre également, par ce biais, la voie de la visibilité à de nombreux artistes afro-américains après lui. Si l’on prend la pop de Michael Jackson dans son ensemble, elle semble se situer au carrefour des goûts du public et des goûts et capacités d’écriture éclectiques du chanteur. Cela est surtout vrai pour les albums des années 1980 (Thriller et Bad) dont les succès historiques témoignent de cette rencontre, et sont, bien sûrs, appuyés par un soutien publicitaire efficace de la part du label de Jackson.
La pop de Jackson est donc une pop non discriminatoire, un défi autant qu’une invitation à faire aimer tous les genres – faisant en sorte, parfois, que l’auditeur ne puisse plus les distinguer en tant que tels, au sein d’une même chanson – ou à conduire des franges sensibles à certaines d’entre elles à se familiariser, puis à accepter et aimer celles auxquelles ces franges n’étaient pas sensibles à l’origine, en achetant ses albums éclectiques. Pour Simon Frith, la pop détermine ce qui est « vrai », dans le sens où elle sert de baromètre à ce qu’est la vérité (« Toward an aesthetic of popular music », op. cit., p. 261) : c’est elle qui établit ce qu’est le succès et qui définit ses propres standards esthétiques.
Nous avons voulu montrer que si la pop de Michael Jackson réhabilite la danse et le spectacle, c’est bien sûr par la dimension visuelle, une dimension visuelle qui, là encore, qui peut être appréhendée sous l’angle racial, notamment si l’on remonte à ses fondements identitaires, et particulièrement au travers des principes de la double-conscience et des impératifs culturels de dépassement de soi et de valorisation qui ont longtemps visé à susciter l’acceptabilité. En abordant les effets anxiogènes de la fluidité jacksonienne, avec ses parts de contraintes et de choix, sur une société américaine et au sein d’un échiquier artistique particulièrement coloriste, nous avons tenté d’établir que celle-ci peut être vue comme le reflet d’une vision utopiste d’un monde postracial qu’il diffuse massivement auprès du public. Puis, nous nous sommes intéressée à la façon dont l’artiste a géré, au sein de ses productions textuelles et visuelles, son approche pacifiste et égalitaire, génératrice d’ambiguïtés, voire de contradictions.
Nous avons vu que l’accès de Michael Jackson à une visibilité médiatique journalistique et télévisuelle est passé par quelques batailles contre les institutions et les préjugés raciaux à l’égard du potentiel commercial des agents culturels noirs, lui valant, par exemple, des reproches de manipulation de son image, visant à gagner en acceptabilité et à faire valoir son plein potentiel économique. Nous avons suivi le cheminement de ses propres narrations raciales visuelles sur les pochettes d’album comme autant de reflets de l’évolution de son statut et de sa domination artistique, en corrélation avec les contenus musicaux et textuels de chaque opus. Puis, nous avons étudié son rôle dans l’assouplissement de la politique, jusque-là discriminatoire à l’égard des artistes afro-américains, de MTV et la façon dont, son approche cinématographique du clip vidéo a bousculé les canons du genre et scellé les liens entre production musicale et production visuelle. L’analyse de sa prestation télévisée à Motown 25 nous a permis de montrer que l’approche synesthétique jacksonienne a fait alors basculer le spectacle musical pop dans le domaine visuel, avec, en son cœur, une accroche centrale décatégorisante, le moonwalk, marquant tant un rituel de passage pour son charisme artistique, à mi-chemin entre le chitlin’ circuit et Fred Astaire, qu’un condensé de tous les éléments multifacettes qui définiront l’image plurielle et fédératrice de sa carrière adulte. L’utilisation de la télévision, de la vidéo, de la scène, et même son rôle dans les publicités ont fait de Michael Jackson le premier artiste multimédia, capitalisant sur l’ensemble de cette visibilité sans manquer une occasion d’y mettre en scène sa musique.
Nous nous sommes intéressée, dans cette partie, aux narrations véhiculées par ses productions les plus emblématiques, les vidéos, et notamment à la complexité des narrations plurielles, tantôt croisées, tantôt parallèles, qui s’y mêlent, entre texte, musique et image, mais qui ouvrent, toujours, des champs de compréhension liminaux à l’appréhension première de la chanson. À l’instar des productions commerciales, Michael Jackson exploite des problématiques qui mêlent questions sociales et généralistes et éléments personnels et qui facilitent les rapports d’identification, de projection et d’attachement liant l’auditeur à l’artiste. Mais nous avons vu que ses textes utilisent également la scission et exploitent un double-langage qui casse la distinction entre texte et éléments extratextuels. L’artiste tente de gérer la présentation d’un soi divisé, dont il résulte des interprétations équivoques, notamment en termes d’identité raciale. Après Off The Wall, sa production visuelle se dote de messages raciaux, ou plutôt, d’un idéal transracial, représenté directement (Can You Feel It, Beat It, Man In The Mirror, Jam, Black Or White) ou indirectement (Billie Jean, Bad, Smooth Criminal), et qui illustre une problématique sociétale autant que des convictions personnelles. Les vidéos sur ce thème évoquent la question de l’accès à l’éducation et les conséquences de la déségrégation (Bad), les dynamiques d’échanges culturels, d’emprunts et de réappropriations (Billie Jean, Smooth Criminal) et les complications d’un statut décatégorisant comme le sien au sein du courant dominant, entre suspicion de posture suprématiste (Liberian Girl) et suspicion d’injustices raciales (They Don’t Care About Us). En abordant le sujet de l’injustice raciale et sociale au sein de la société américaine, Michael Jackson rédige des discours visuels traitant de la division entre race et espèce (Thriller), des violences domestiques (Smooth Criminal) et médiatiques (Scream). En ce sens, nous avons vu que la façon dont Michael Jackson a artistiquement géré les problématiques raciales a pu être ressentie comme un double discours, une ambiguïté, voire une hypocrisie opportuniste, venant d’un agent culturel au fort pouvoir symbolique et financier. Ses représentations ont dérangé l’opposition conceptuelle entre les perceptions essentialiste et constructiviste de la race, dans le sens où, tout en revêtant une apparence et un idéal postraciaux, il a glissé d’un concept à l’autre d’une manière toute personnelle qui a pu être vue, une fois de plus, comme stratégique. Nous avons vu également, qu’il est difficile de déterminer de façon binaire la posture de Michael Jackson, suivant les propos à caractère essentialiste qui peuvent lui être attribués en privé et ceux qui émergent dans des situations où son image et son identité font l’objet de polémiques avilissantes. Michael Jackson est un artiste qui incarne le courant dominant pop et s’adresse à un public international transracial, transculturel et transgénérationnel. En ce sens, il ne peut se permettre d’enfermer son message au service d’une cause trop marquée et ses narrations pacifistes et égalitaires peuvent sembler fort stratégiques. Il est aussi un enfant ayant grandi durant la bataille pour les droits civiques et élevé dans un label, Motown, dont la politique est de créer une musique crossover. Ses conflits avec la presse et ses trop nombreux mystères et mythes autour de sa vie et de l’évolution constante de son apparence, combinés à sa posture peu commune comme figure noire dominante au sommet du courant dominant, ont suscité des suspicions de honte et de trahison envers sa communauté d’origine. Son pouvoir financier et symbolique, courtisé sans succès par de nombreuses obédiences cherchant toutes à capitaliser sur son charisme pour atteindre les foules, a pu déranger en raison, justement, de son indépendance (permise, notamment, par la possession d’un lucratif catalogue musical). Conscient de l’angoisse sociale qu’il génère et des tensions raciales qui continuent d’agiter son pays et le monde, Michael Jackson se sert de ses productions musicales et visuelles pour le montrer et le partager. Dans ce contexte, ses vidéos et ses textes fonctionnent comme autant d’espaces de liberté et d’imagination pour ouvrir d’autres possibilités à la cohabitation des races, des classes marginales et de toutes formes humaines d’altérité – des possibilités vues comme simplistes, surréalistes ou magiques, mais, en tous cas, des pistes de questionnement ou d’espoir qui visent davantage à susciter réactions et réflexions qu’à proposer des réponses idylliques.
L’analyse de ses productions vidéographiques nous a montré qu’il ne s’est jamais totalement assimilé au courant dominant en abandonnant sa négritude, pas plus qu’il ne s’est enfermé au sein d’une niche monoraciale du marché. Le fait qu’il puisse être interprété contradictoirement, sur une même œuvre, ou à différentes périodes, nous a prouvé qu’il détient un statut décatégorisant et postracial, par excellence. En effet, à la fois, sa production visuelle permet des enfermements de signifiants et de sens, temporaires ou partiels ; il permet une reconnaissance et une identification alternatives, par un groupe d’individu ou un autre, une classe sociale ou raciale ou une autre ; il permet aussi de n’être reconnu par personne : il semble, finalement, impossible d’attribuer une posture définitive à Michael Jackson. Celui-ci, en effet, a servi la diffusion de la culture américaine sur l’échiquier international et représentait une forme de propagande en faveur de l’American way of life. Il n’est pas considéré comme un contestataire politique, mais davantage comme un être apolitique, associé à une vision utopique globale et naïve, amicalement corporatiste, qui s’alignerait sur les besoins d’un capital global officiel. Pourtant, nous avons vu les connexions existant entre les politiques visuelles de négritude, les spectacles de curiosités (freak shows) en tant qu’espace historique de représentation, et la fonction politique de l’artiste qui complexifie ce dernier et le fait passer de « curiosité » à agent du pouvoir culturel : des premières associations faites entre l’artiste revendiquant la fierté noire et le mouvement Black Power à son utilisation par les publics marginaux comme icône dissidente, nos analyses ont montré l’impact éminemment porteur de son ambivalence et de sa fluidité d’apparence.
Michael Jackson incarne et symbolise une forme de postulat, celui du métissage, de l’afro-américain de son époque et de son pays, extériorisant, d’une certaine façon, le métissage culturel intérieur, en donnant à voir les aspects intégratifs que peuvent dissimuler ses pairs, sous une peau noire sans apparente équivoque, et qui servent à cacher et à démentir leurs inclinations intégratives. En ce sens, son image fluide, impermanente et transversale appartient à l’histoire humaine des processus identitaires individuels et transcommunautaires. Ainsi, son apparence constitue un double-défi. Il reprend celui amorcé pendant le blackface (le corps noir comme défi au comportement social standard) et y ajoute celui de la non-appartenance, défi aux carcans sociaux et aux théories sur l’acceptation de la différence. L’importance accordée à l’image de Michael Jackson et son impact dans les discours sur la question raciale s’inscrit dans une tradition qui remonte au premier Jim Crow, créé et incarné par Teddy Rice et représentant déjà la conjonction d’une large palette de références transraciales : en effet, ses premières représentations mettaient déjà en scène, à ses côtés, la figure d’un garçon de 4 ans, rappelant le rôle joué par le jeune leader des Jackson 5 à Motown (Jacqueline Warwick, op. cit., p. 245). Teddy Rice a également opéré, par ce biais, une absorption, puis une refonte des conventions américaines représentant des spectacles noirs – discours, danse, chanson ; ce faisant, il a exploité et encouragé ces mélanges hybrides, et ceci n’est pas sans évoquer la cristallisation pluridisciplinaire, mixée et métissée représentée plus tard par Michael Jackson qui, « plus que tout autre artiste, a transformé la pop music de sa fonction d’interprétation musicale à celle d’un medium de danse et de spectacle » (John Swenson, « Michael Jackson », dans Rolling Stone illustrated history of rock&roll, Ed. Anthony De Curtis, James Henk, & Jim Miller, op. cit., p. 649).
Michael Jackson bénéficie du potentiel de communication internationale et presque instantanée d’une société multiculturelle et multimédia, dont il peut être considéré comme le premier représentant culturel. Il incarne et renvoie, certes, une image représentative de la synthèse d’expressions artistiques et des figures transraciales qui constituent le ciment d’un courant populaire, certes glissant, comme le définit Simon Frith (Simon Frith, « Pop Music », dans The Cambridge companion to pop and rock, op. cit., p. 94), mais dominant. Il l’incarne tellement qu’il assume son renouvellement permanent et, à un startext censé aider à organiser le marché par sa stabilité, et assurer la circulation d’un produit (Richard Dyer, Stars, op. cit., p. 11), il oppose sa radicale instabilité, sa fluidité, son caractère glissant, justement.
Nous avons voulu souligner que Michael Jackson pose aussi des problèmes en n’offrant pas de jalons fixes. Son universalité lui est reprochée, et se caractérise par des allers-retours constants entre sa race et son idéal intégratif : il ne vote pas, ne jure pas sur le drapeau, n’appartient plus à aucune confession religieuse, fait une musique infusée d’emprunts, accompagnée de danses tout aussi syncrétistes, et son apparence raciale, générationnelle et genrée est instable et kaléidoscopique. Autant cette non-appartenance généralisée – une indétermination raciale et genrée ambiguë, mais unique, qui va de pair avec la diversité stylistique de sa musique – a pu favoriser l’adhésion, la reconnaissance et l’identification de certaines franges du public, autant la fragilité et l’utopisme de l’équilibre qu’il cherche à atteindre, ont pu rendre difficile, dans d’autres cas, les dynamiques d’identification.
Nous avons tenté de montrer que l’ensemble de ces dépassements, s’est donc mis en place progressivement sur un axe horizontal, celui du temps, atteignant des sommets avec l’album Thriller en 1982, mais également sur un axe vertical, celui des différentes strates d’expression mises en œuvre au sein de la production jacksonienne (commerciale, stylistique, visuelle, avec l’image artistique). Michael Jackson, plus que tout autre artiste, par son approche du corps en tant que support artistique narratif et reflet social, par sa volonté et sa capacité compositionnelle dans le domaine du décloisonnement des étiquettes musicales et par son succès commercial sans précédent, peut être vu comme le générateur d’une production méta-crossover car suprêmement combinatoire, en termes coloristes.
Enfin, nous avons tenu à souligner le fait que la dimension syncrétique portée par la production de Michael Jackson ne relève pas tant de la confrontation d’images contradictoires que d’un ensemble visant la complétude, par la complémentarité non sectaire. Qu’ayant nourri ses processus de construction identitaire d’un premier environnement familial où régnaient des goûts musicaux populaires éclectiques, puis d’une ouverture vers le domaine historique et artistique dit « savant » (grande musique, beaux-arts), il a ainsi doté son bagage culturel d’un réseau de références et d’emprunts transversaux qui lui ont permis de rassembler des publics de différentes strates sociales et de donner une narration stratifiée, voire une intertextualité de ses productions. L’artiste fonctionne donc comme une coalition archétypale dépassant le simple cadre artistique et commercial. Il répercute un idéal égalitariste transracial qui, en dépit de son propre apolitisme et de son théocratisme, lui a fourni une image suffisamment fédératrice pour être courtisé par des camps politiques adverses, devenant ainsi un canal au fort potentiel électoraliste. En décloisonnant la pop sonore en un spectacle visuel, en utilisant procédés techniques qui dépassent le cliché de facilité et d’efficacité et complexifie l’ensemble, Michael Jackson pourvoit la pop music d’une dimension transraciale qui dépasse le simple réapprovisionnement de la marge vers le centre. Il canonise, sur le mode conscient, des combinaisons stylistiques porteuses de signifiants raciaux, touche transversalement toutes les catégories du public (les enfants, par la magie du spectacle ; les adultes par la complexité des pluri-narrations et des codifications) et redéfinit, finalement, le courant dominant par la transgression.
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Conclusion et ouverture
Pour conclure et apporter un regard méthodologique d’ensemble sur ce travail, je dirais que ce travail a représenté une période enrichissante et intensive de ma vie, parfois éprouvante, mais toujours passionnée et passionnante. La difficulté rencontrée lors de ces recherches a été la durée : 7 années, mais également, avec le recul, l’éloignement et la multiplicité des sources. Garder un fil conducteur durant tout ce temps, changer de perspective, en passant, par exemple, des classements aux analyses musicales, ou revenir des éléments visuels vers l’approfondissement de chapitres que l’on pensait aboutis, n’est pas une chose aisée. Toutefois, il me paraît important de souligner que cette longue période, preuve et témoin de mon intérêt pour la question jacksonienne, de mon goût pour la recherche et l’écriture, mais aussi d’une certaine ténacité et d’une certaine persévérance, et bien qu’elle ait abouti, pour mes directeurs et pour les membres du jury, à la lecture à de pesants volumes – cette longue période, donc, m’a contrainte à approfondir, en raison des nombreuses sources, mon esprit de synthèse et, à cause de l’éloignement et en dépit des progrès de la communication à distance, à développer largement mon sens de l’autonomie. J’aurais souhaité, pour donner une dimension encore plus complète et surtout complémentaire, pouvoir traiter des domaines tels que les dynamiques genrées et générationnelles, des transversales qui pourraient être ciblées avec tout autant de pertinence, mais elles nécessiteraient chacune tout autant d’investissement que la problématique raciale et inspireront certainement des réflexions et des études qui pourront croiser et apporter des éclairages nouveaux à la dimension que nous avons abordée.
Je vous remercie pour votre attention.