Pourquoi Michael Jackson serait-il un artiste plus incontournable que les autres, plus marquant que ses pairs, plus novateur que ne l’ont été, avant lui, d’autres Kings et Godfathers, que ce soit du rock’n’roll, de la soul, du blues ou du funk ? Qui sera le "nouveau", le "prochain" King of Pop ? Autant de questions chantant mal, faux (car dotées souvent d’une insistance provocatrice) aux oreilles et qui, quand elles trouvent des réponses accrochées à des lèvres trop ferventes, font passer l’argumenteur pour un illuminé obtus.
Obtus, nous ne saurions l’être, tant lui ne l’était pas. Être fermé serait incongru. « Open your mind and put your heart on the line ». Si l’intelligence consiste à intégrer tous les champs du possible en n’en rejetant aucun, alors il en était doté suprêmement. Le champ dans lequel on l’a « cantonné », le mainstream « pop », n’a rien d’un tunnel, quand bien même ce vocable popularisé un temps par Liz Taylor en élargissait davantage, et avec raison, les voies. Il n’est pas le funk, ni la soul, ou le gospel, ni le rock, ou encore le rap, pas plus le jazz. Il Est Tout cela. Il convoque en son sein un éclectisme et une diversité de références qui rejettent, à la source, l’enfermement sur soi, mais, au contraire, ne cessent de jeter des ponts, musicaux, artistiques, vers l’autre.
La pop de Michael Jackson est, de façon jusqu’au-boutiste, faite de cela. Tissée, sculptée, esquissée, peinte et mise en couleurs, elle est, à l’image de son créateur, une, et tout autant plurielle ; authentique, et tout autant mouvante ; visionnaire, et tout autant respectueuse du savoir-faire.
« Nous sommes des nains sur des épaules de géants » disait Bernard de Chartres. Michael Jackson, dont l’humilité était l’un des traits de caractère les plus prégnants - et même, naïvement pour les profanes, les plus inattendus voire incongrus - a su rester petit face aux grands auxquels il était redevable, et modeste face aux novices qu’il a accompagnés et à qui il a ouvert des possibles dont eux-mêmes ne se soupçonnaient d’être les porteurs bénis.
Il avait ce regard perçant qui scrute, analyse et extirpe le meilleur de l’autre sans longs discours, avec juste ce qu’il faut de conseils et de confiance pour guider et laisser, en même temps, cet autre libre d’être lui-même et de devenir ce qu’il ne savait pas encore, c’est-à-dire, le meilleur dans sa spécialité. L’éclectisme de sa pop ou, dirons-nous, la pluralité qui la caractérise, entre en résonance avec cet entourage dont il s’est enrichi et qui offre, au fil de ses opus, des angles d’attaque désarçonnant parfois, loin d’un enfermement dans une autoproduction qui eut, somme toute, été nombriliste et sans doute vouée à une inéluctable répétition ou stérilité. Elle entre aussi en résonnance avec sa propre personnalité artistique caméléon.
Mais puisque nous revenons sans cesse et inévitablement sur ces termes, notons qu’unité et pluralité ne sont que les deux faces d’un même être. Créer une personnalité unique, authentique, c’est-à-dire personnelle, identifiable, reconnaissable, bien qu’élaborée autour de l’agrégation de multiples références, là est le particularisme jacksonien. Une personnalité multiple car déjà, pour commencer, pluridisciplinaire. C’est bien en ce sein qu’une voix danse tandis que le corps chante ; c’est bien dans cet antre que se combinent puis fusionnent musique et image, clip-vidéo et 7e art, scénographies, beaux-arts, histoire et symbolisme. Sa pluralité, sa capacité d’ouverture et d’innovation tiennent déjà en cela.
Son image de pionnier, quant à elle, ne tient pas seulement en ses facultés de perception élargie et même visionnaire qui lui ont fait capter, par anticipation, les attentes du public d’aujourd’hui et de demain ; elle tient tout autant à une faculté profonde d’emprunter ce qu’il a jugé être le meilleur, ou le plus efficace chez d’autres, ce qui l’a, le plus, touché lui-même, pour le réinvestir, le remodeler à sa manière, selon sa propre vision du monde.
Cette pluralité donc, il la tient de plusieurs sources. Éducative et culturelle, formative, mais surtout, affinitaire. Car il serait bien artificiel de croire que tout ne relève que de la stratégie commerciale dans les emprunts jacksoniens. De croire que son implication émotionnelle dans ses interprétations n’est que pur rôle d’acteur. En cela d’ailleurs, encore, il se distingue de ses pairs… L’implication scénique, la particularité artistique se prolongent, chez lui, dans la Vraie vie, par une conscience humaine extrêmement poussée et un particularisme de personnalité qui ont dérouté.
Un être semblable à nous, mais puissamment différent. Un être visionnaire, à la Barnum, ayant compris où était le véritable pouvoir et tentant de le maîtriser. Un être qui, pour son altérité, cette étrangeté voulue, laissée planer, puis subie, retournée contre lui-même - dès lors que le change médiatique ne fut plus donné - a été enfermé dans les colonnes étriquées des papiers gras et des cerveaux secs, lamentablement emprisonné au sein de rubriques sensationnalistes.
L’autre fait peur. Et il était autre. Spécial, particulier, singulier, différent. Voilà les adjectifs qui le décrivent le plus VRAIment dans la bouche de ceux qui savent de QUI ils parlent. Mais dans une société qui se targue d’ouverture à l’altérité et à la différence, celui-là même qui l’incarnait bien plus sans le vouloir que par mise en scène, s’est vu rejeté. Pas de ce monde. Ni martien, ni détraqué, juste lui, juste autre. Ce droit d’être, ce droit à l’unicité peut paraître paradoxal lorsqu’on appartient artificiellement à tout le monde. Alors cette belle société l’a raillé autant qu’adulé, faisant de lui la cible facile et immanquable de ses projections morbides et tordues, sans jamais s’interroger honteusement sur sa propre INcapacité à intégrer l’altérité qui fait sa vitrine mièvrement et hypocritement humaniste et caritative.
Mais revenons à la musique, au musicien, au danseur, à l’artiste…
Les frontières sont toujours troubles, et tout s’imbrique. Frontières identitaires, artistiques, culturelles, sociales, humaines. De l’étoile au miroir en passant par l’œil omniscient et sans forcément passer par le mythe d’Argos (quoique…), la notion de lumière et de reflet n’est pas tant au cœur de sa problématique que celle du double, et pas seulement de cette fameuse et ancestrale double-conscience africaine-américaine. Le mystère est la carte principale avec laquelle il disait jouer, sans jamais dévoiler totalement le reste de son jeu. Il avait compris que poser des questions qui tombent l’une après l’autre en abîme, ouvrant un panel de réponses parfois contradictoires et suscitant sans fin d’autres questions, était le meilleur moyen d’interroger à très long terme son prochain et donc de passer à la postérité. Les maîtres Renaissants dont il raffolait n’avaient rien fait de moins. Survivre à sa propre mort et laisser derrière soi un cortège de mystères est le meilleur moyen de susciter un intérêt sans cesse renouvelé et donc immortel.
Recoller les morceaux ne consiste en rien moins que capter le fil conducteur, y demeurer connecté, y revenir, sans fin, comme le sculpteur repart toujours de ses esquisses ou de son rêve ; et comme la première prise enregistrée sur bande magnétique constituait et contenait déjà, en germes féconds, la sculpture finale de ses chansons, que l’ingénieur du son réécoutait sans cesse pour ne pas se perdre hors de la Voie, de la Vérité, pour ne pas trahir la Vie musicale de la chose.
La sincérité ne s’improvise pas. L’éclectisme poussé à ce point, qu’il s’agisse de Moussorgski, Orff, Beethoven ou Duruflé, qu’il s’agisse encore de Van Halen ou de Notorious Big, de Mick Jagger ou de Santana, ne s’emprunte pas par bonnes manières et visées commerciales. Il est efficace par l’intelligence déployée dans son dosage. Il laisse la porte du studio ouverte à Dieu, comme le dit Quincy Jones, autant qu’à l’autre, l’humain, à l’artiste chevronné comme au débutant, pourvu qu’il ait quelque chose à dire et quand bien même, à son arrivée, il ne saurait encore pour-quoi le maître humble et presque muet de ces lieux l’a convoqué à sa cour d’une autre royauté.
Ne soyons pas obtus. Écoutons. Comprenons. Soyons patients envers les esprits formatés, envers les estomacs habitués aux mets prédigérés et qui souffrent de devoir un peu se casser les dents sur un plat plus consistant qu’annoncé, que clamé même, par les aboyeurs du pouvoir qui font chaque jour le menu médiatique.
Quant à la postérité… Chercher un nouveau lui relève de l’utopie, bien humaine certes, quand il s’agit de rêver à la survivance de celui qui est parti, l’espérer sous d’autres traits, sous d’autres formes, pourvu qu’il nous donne l’espoir d’une nouvelle vie. Être Michael Jackson n’est guère plus possible que d’être Wolfgang Amadeus Mozart ou Pergolese qu’il aimait tant.
Michael Jackson n’a d’ailleurs rencontré officiellement Mozart que le temps d’un pas de moonwalk improvisé sur le Requiem, il n’a convoqué Pergolese que le temps de chanter, avec la voix d’un enfant, une ligne du Stabat Mater dans une chapelle de nos régions. Officiel, mais intime. La culture ne s’étale pas quand on en a à revendre, quand elle constitue, comme il disait, l’ultime trésor à ne pas jeter aux chiens. Qu’avait-il besoin de se justifier ? Son talent, il ne se le devait même pas. Il le devait à Dieu, disait-il. Sa maladie de peau, au lieu d’en faire un étal ou une mythologie morbide qui aurait fait pleurer ou railler dans les chaumières, il en a fait un tremplin courageux, s’en est servi comme un signe du Ciel. De mère en fils, la maladie, chez les Jackson, était enseignée et vécue, via la Bible, comme une perche tendue par Dieu pour s’élever au-delà de la souffrance, s’ouvrir aux plus miséreux que soi, et en « faire » quelque chose de positif, de constructif.
Alors le King de demain n’existera, comme beaucoup d’autres choses, qu’à des fins non artistiques. Parce qu’il n’aura ni le temps, ni les moyens, ni la visibilité que le nôtre a su se faire, heure de travail après heure de travail, un pas devant l’autre, les pieds sur terre, la foi au ventre, les yeux fixés vers le Ciel. Parce que les talents passent après. Parce que l’originalité n’a plus la parole, pour peu qu’on ait le temps, l’envie, l’ouverture d’aller la chercher, que dans le fond des rayons de labels et sous-labels rarement mis en avant. Parce que l’auto-financement n’est plus dans les cordes des artistes, et que pour faire du bon travail il faut à la fois et dans l’ordre : l’intelligence, la créativité, le goût du travail, la perspicacité, le sens des finances, la détermination, l’humilité, le temps et la patience, les moyens humains, techniques et temporels (donc financiers, on y revient) pour mettre le reste en œuvre. Il faut une osmose d’intelligences aux commandes des créations (et de vraies Créations, bien sûr) et une ouverture sur l’avenir autant que la connaissance éclairée et intégrée du passé.
Que pour en arriver à cet état, il faudrait encore avoir eu la chance de se former, dans la meilleure école artistique, la plus visionnaire et efficace - celle qui a révolutionné le son de la planète et imprégné les Beatles même, et s’est exportée sous de multiples formes, sans jamais fondamentalement muter encore aujourd’hui, dans les quelques désinences modernes « proposées » par les antennes - de se former donc, pendant toute son enfance, dans un équivalent déterminé et déterminant de feu madame la Motown.
Que pour en arriver là, il faudrait être né quasiment « synchronisé », avoir « dansé avant de marcher » et eu une voix chevillée aux tripes qui faisait pleurer les hommes et les dames avant l’âge de cinq ans, et s’être battu dans les concours locaux, avoir répété des heures et des heures après l’école jusqu’à tomber, donné des spectacles la nuit des samedis avant la messe des dimanches, mais toujours avec une foi et une ferveur communes, avec une détermination et déjà une clairvoyance précoce sur sa propre capacité à offrir au monde, comme témoin de la Création, une alternative à la souffrance et à la guerre, à l’athéisme et au désespoir moribond (« Je veux la paix dans le monde » écrira-t-il, âgé de 7 ans, à sa maîtresse stupéfaite qui demandait à chaque élève d’écrire son plus beau souhait pour Noël sur un petit papier).
Alors il viendra, le successeur. Mais pouvons-nous penser qu’il sera encore de notre ère ? Soyons heureux et bénis d’avoir croisé ici-bas, le temps d’une vie ou de quelques années, le temps d’une présence lointaine, d’un sourire ou d’une poignée de main, d’une signature ou de quelques mots sur un papier, celui que le Ciel nous avait sans doute, dans une grande mansuétude, envoyé. Et remercions-Le.
Que fait une étoile quand elle a fini de briller ? se demandait-il. Elle retourne s’intégrer dans la danse cosmique. Rien ne se perd donc. Mais soyons heureux, l’étoile n’a pas encore fini de briller…
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