Dire ou lire que Thriller constitue un succès historique est une lapalissade. Lire ou dire que « We Are the World » a constitué un événement est une autre évidence. Alors… Quelques faits.
Les années 1980 marquent l’arrivée d’une nouvelle période dans l’industrie de la musique : celle d’un marché qui peut désormais être défini comme « global » à la fois par l’impact des avancées technologiques et des progrès en termes de communications et de transmission, mais aussi par la portabilité de la musique, notamment à travers le support de la cassette, puis du CD.
Mais c’est aussi une période de grave récession à laquelle s’est confrontée l’industrie du disque, et qui a obligé celle-ci à viser un marché plus vaste pour pouvoir continuer à prospérer. Et c’est au sein de ce marché qu’intervient, plus que toute autre, la figure artistique de Michael Jackson. Son album Off the Wall, doté d’une qualité sonore raffinée et d’un éclectisme stylistique rassemblant mélomanes et danseurs, Blancs et Noirs, enfants et adultes, avait déjà brisé, en 1979, les barrières marketing et commencé à réchauffer le gel financier dont souffrait l’industrie. Thriller va aller encore plus loin, nous le savons.
Le succès de Thriller
« Mon vieux, ce truc que t’as fait avec Michael, Duke [Ellington] et moi on n’aurait même jamais rêvé d’un tel succès. Tu m’entends ? Jamais on n’aurait osé en rêver ! » Count Basie
C’est bel et bien, en effet, l’album Thriller, avec ses 40 millions d’unités vendues, qui a conduit l’industrie du disque tout droit vers la sortie de la crise. Certes, Michael Jackson est l’artiste qui est venu à bout du cloisonnement racial de la chaîne MTV avec ses premiers courts-métrages scénarisés, Billie Jean et Beat It. Mais il faut noter que, pour la première fois de l’histoire du film musical, ses productions dépasseront leur rôle publicitaire, et constitueront plutôt des cerises sur le gâteau d’un succès musical déjà très concret et démesuré.
Le succès obtenu par Thriller est tel – l’album est resté trente-sept semaines en tête des deux charts coloristes (Pop/rock et R&B) américains – qu’il a donné lieu à l’organisation d’une cérémonie historique, le 7 février 1984, au Musée d’Histoire Naturelle de New York, avec la présence du président de CBS, le fondateur du Guinness des Records et 1500 autres invités. Il s’agissait, en effet, de couronner les 67 Gold Awards et 58 Platinium Awards reçus par l’album, auxquels s’ajoutaient 15 Awards mais aussi un capital de 9 millions de dollars généré par les seuls singles, portant à un total de 140 le nombre d’Awards Gold et Platinium.
[Notons à ce sujet que le nombre d’unités vendues pour recevoir des disques d’Or et autres Awards était deux fois (pour l’Or) et quatre fois (pour le Platinium) supérieurs à l’époque par rapport aux seuils d’aujourd’hui…]
« We Are the World » : un impact pluriel et en cascade
Mais, Michael Jackson a également fait la courte-échelle à l’industrie du disque dans un autre domaine… Il lui a donné, en effet, la possibilité de faire ses premiers pas de géant à l’échelle internationale en développant un phénomène qui allait prendre le nom de « charity rock » – et notons que son « We Are the World » n’était pas qu’américain, mais clairement une production afro-américaine, ce qui est, à ce stade, très important.
En même temps que le projet contemporain anglais Band Aid mis en place par Bob Geldof, le projet de Michael a posé les bases du concert de Live Aid, le plus grand événement unique et singulier dans l’histoire de l’humanité en termes de vaste public.
De la même manière que Thriller a donné naissance à une génération de méga-stars internationales, Live Aid a ouvert l’époque du méga-événementiel et a su exploiter de manière maximale et optimale les nouvelles technologies.
D’un point de vue politique, le « charity rock » est un phénomène paradoxal. D’un côté, il donne à l’industrie musicale la possibilité d’exploiter la veine humanitaire, alors que, dans le même temps, il ne manque pas d’exploiter une véritable mine d’or sur des marchés inexploités. Live Aid a été diffusé en simultané à un public international de 1,5 million de personnes. Ce projet a donc attiré l’attention du monde entier sur l’Afrique, d’une manière qui n’avait tout simplement jamais eu lieu. Ce processus a généré un état d’esprit au sein duquel les musiciens de tous les pays du monde se sont sentis concernés et ont donné suite en organisant d’autres projets, chacun à leur échelle, pour tenter de pallier la famine en Afrique (parmi lesquels « Tears are not enough » au Canada, « Band für Ethiopia » en RFA, « Chanteurs sans frontières » en France, ou encore « E.A.T. » en Australie).
Alors que cette première rafale de projets pourrait être facilement accusée d’avoir banalisé la famine, elle a aussi ouvert des possibilités jusque-là impensables en termes de politiques culturelles. La problématique des projets qui ont suivi, comme Farm Aid, Sun City, the Amnesty International Tours et the Nelson Mandela Tributes, a pris une tournure bien plus politique, tout en continuant à toucher 100 millions de personnes. Reconnaissant le pouvoir de tels événements, Nelson Mandela s’est même décidé à donner sa première conférence internationale hors d’Afrique du Sud dans un concert de rock dans le stade de Wembley de Londres, pour célébrer sa sortie de prison.
Enfin, notons, par ricochet, que ce « charity rock », initialement concentré sur l’Afrique, a justement suscité et accompagné l’émergence de sons africains, et porté sur le marché international des artistes comme Youssou N’Dour, Aswad, ou Sly and Robbie, dans une esthétique qui est devenue le « world beat », une nouvelle catégorie musicale aux influences sonores essentiellement africaines.
Les premières superstars noires
Alors que Michael Jackson, avec Thriller, a ouvert la voie à un nombre limité de méga-stars internationales, après lui et pour la première fois, un statut d’une telle envergure a touché d’autres artistes noirs. Ainsi, aux côtés de Michael Jackson, certains de ceux qui ont connu un puissant regain d’intérêt ou en ont suscité un nouvel et puissant sont Lionel Richie, Diana Ross, Prince, Tina Turner, Whitney Houston, entre autres.
Sans doute faut-il :
Déceler là le premier signe de la capacité d’un plus grand et plus cosmopolite marché mondial à produire certains changements dans l’acceptation d’une plus grande diversité d’artistes dans l’arène internationale ;
Convenir que l’impact publicitaire qui peut conduire à la superstarité est enfin devenue accessible aux afro-américains ;
Et reconnaître que si 19 des 50 albums classés en 1985 étaient le fruit de la production d’artistes noirs, c’est que Michael Jackson a su mettre à profit son talent et son intelligence pour être là et leur ouvrir la porte.
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