Avant-propos
Le blackface était un spectacle de rue ayant ensuite débouché sur le Minstrel, qui consistait à voir des Blancs au visage noirci parodier des spectacles d'esclaves, tels que ceux-ci pouvaient en donner, pour gagner quelques sardines les jours fériés, au marché de Sainte-Catherine à New York dès le 18e siècle. Il était en effet plus "tolérable" de regarder danser des Blancs grimés que des Noirs "au naturel" car ceux-ci étaient considérés comme subversifs. Une grande partie de l'héritage culturel noir a été saboté par la perduration de ces clichés.
Lier l’artiste Michael Jackson à des éléments socio-culturels n’est pas occulter ses apports musicaux proprement dits. C’est mettre en lumière la vocation qu’ont eus ses talents musicaux à porter un message non pas au travers de discours, mais au travers d’un personnage artistique, d’une image, qui, avant même d’agir, de près comme de loin, dans la société qui l’entoure, interroge en profondeur sur la nature humaine et son rapport à autrui. Au milieu de questionnements multiples qui touchent tant au genre, à la race, qu’au temps et au pouvoir, se pose la question de la couleur, qui, loin d’être subie, qu’il s’agisse des inconvénients d’une couleur noire originelle ou de ceux liés à une maladie de peau et des traitements dépigmentants, a été porteuse et révélatrice de conscience.
Cette même double conscience qui fut et est encore portée depuis de nombreuses générations par les afro-américains : celle de porter dignement leur particularisme tout en s’intégrant dans la société, celle, paradoxale, portée longtemps à la scène par les artistes afros-américains de se conformer aux clichés hérités du blackface pour avoir « voix scénique au chapitre », tout en tentant de regagner la maîtrise de leur propre image et de leur culture. La confrontation avec l’autre, la présence dualiste de deux races incarnées par un seul homme, le phénomène d’identification simultané ou successif à l’une ou l’autre de ses facettes, est une véritable première qui nécessite de s’interroger sur la vision portée par Michael Jackson vis à vis de ses pairs afro-américains, de sa propre conscience historique en la matière, et de sa façon d’agir, en coulisse, et d’interroger en scène, sur cette histoire.
« Nous percevons le spectacle nègre d’hier comme une grossière folie, considérons le spectacle nègre d’aujourd’hui avec une innocence bornée. Louis Armstrong chantant "Shine" avec un grand sourire est une chose. Mais qu’est-on censé faire, à une époque supposée plus éclairée, d’un Michael Jackson blanchi déclamant en rythme, faisant les gros yeux avec une dramatique sincérité, qu’il est "Bad" ? Elles sont, ces poses théâtrales – de notre culture, et de notre psyché – comme un miroir tendu sous différents angles à notre être, cet être qui est à la fois blanc et noir : le reflet change, mais ce qui est reflété demeure identique. Et ce qui est reflété, aussi radicalement que change son reflet, demeure aussi énigmatique aujourd’hui qu’à l’époque du ménestrel. Ça continue. Sous le chanteur, sous la chanson. Ça continue. » Nick Tosches (Blackface, Au confluent des voix mortes)
La plupart des livres évoquant le blackface citent à un moment ou à un autre, quand ce n’est pas directement dans leur titre, Michael Jackson.
Mais, à la différence de personnages fondateurs réels ou scéniques, tels Teddy Rice ou Jim Crow, le nom de celui dont on pourrait s’attendre à ce qu’il fasse l’objet d’un parallèle emblématique, n’est généralement qu’effleuré et le rapport n’est établi que trop rapidement, par le biais d’un clip-vidéo, d’un geste chorégraphique ou d’une apparence physique qui interroge.
Le propos de Nick Tosches, cité ci-dessus, présente cet avantage de rassembler les idées-maîtresses qui mettent en exergue l’artiste Michael Jackson avec la source de son art et des musiques populaires, le blackface et d’obliger, par ses interrogations, à le situer.
« Nous percevons »… Comment percevoir le type de « spectacle nègre » proposé par Michael Jackson tout au long de sa carrière ? Peut-on réellement et sincèrement parler de négritude ? Michael Jackson n’est-il qu’un acteur moderne de blackface, parmi d’autres, ou même éminent puisque les allusions, même vagues, sont tentantes et tentées dans les ouvrages de blackface ? Certes, Michael Jackson en est, de façon indiscutable, l’héritier. Comme tous les artistes populaires américains, et, qui plus est, afro-américains, ayant construit leur expérience dans les cadres ou vestiges mutants et modernes des Minstrel Shows que sont les concours de chant et spectacles télévisés. Mais le poser en simple légataire est sans doute réducteur.
Michael Jackson avait pleinement conscience du rôle joué par les Noirs dans la veine populaire artistique. Le blackface et la tradition des minstrel shows et du vaudeville qui en découlent ne lui sont pas étrangers. Le statut et la reconnaissance des Noirs a toujours été induite dans ses choix artistiques. Loin de nous limiter à la conscience de ces traditions évoquée sommairement dans un court-métrage comme Say, say, say, il suffit d’avoir accès à quelques livres emblématiques de la bibliothèque personnelle de l’artiste pour savoir que les textes évoquant le blackface et le minstrel y sont comptés.
Car son statut de vedette internationale en a fait le catalyseur d’un message qui puise ses sources dans cette coalition sociale non coloriste qui fut celle du premier blackface. Mais aussi, en alliant le message premier de celui-ci, non raciste et fédérateur, à un « cycle de lore » à grande échelle (pour reprendre l’expression de William T. Lhamon sur laquelle nous revenons ci-après) – cycle qu’il a constitué et innervé tout au long de sa carrière par des références et des codes symboliques éclectiques, populaires et savants, chorégraphiques et visuels - il s’est aussi posé en instigateur d’un nouveau type de blackface. Aussi peut-on, après la question de la « perception » de son art, se poser celle de la « réception » de son message. Car l’ensemble constitue un parallèle scénique codifié d’une véritable impulsion sociale, raciale et culturelle – religieuse et spirituelle même - insufflée par l’artiste à travers des actes politiques et humanitaires posés en coulisse, mais qui, au-delà d’un idéalisme indéniable, ont été marquants dans cette période post-Droits Civiques de l’Amérique du dernier quart du XXe siècle.
Michael Jackson, en tant qu’homme de scène profondément conscient du rôle fondamental joué par le visuel dans son siècle , a réinvesti et élargi tous les éléments nécessaires à l’élaboration de ce que William T. Lhamon nomme donc un « cycle de lore », mais cette fois à une échelle paroxystique. Le mot « lore » renvoie à un élément constitutif d’un réseau de savoirs et de références transmis par la tradition - mais qui, à la différence du folklore, n’est attaché à aucun sol, aucun territoire – et dont le propre est de circuler, d’évoluer, de tourner en des cycles temporels mais aussi parallèles et inter-référents ou inter-agissants. Des lores, Michael Jackson va en convoquer depuis toutes les strates artistiques et culturelles pour constituer un cycle qui sera finalement une sortie de double totalement identifié à son image artistique, et qu’il fera lui-même évoluer tout au long de sa carrière, sans jamais cesser d’alimenter les cycles parallèles des autres courants populaires. La codification de ses lores, alimentant de façon illustrée mais aussi mystique et énigmatique le message qu’il véhicule, est un élément-clé de sa carrière. Le « reflet énigmatique » évoqué par Tosches, les notions d’image, de miroir, sous couvert d’altérité et/ou d’identification, dissimulées ou renvoyées par un masque matérialisé ou purement mais totalement expressif, et l’incontournable question de peau blanche ou noire, qui avait fini par enfermer le blackface dans une acceptation purement raciste et dégradante, sont ici renvoyées et incarnées par un seul et même artiste.
« Sous le chanteur, sous la chanson. Ça continue »
De quelle continuité s’agit-il ? Car si Michael Jackson a révolutionné le blackface, il l’a autant révolutionné en élargissant et modernisant ses éléments constitutifs, que révolutionné en opérant un retour aux sources et au sens premier et fédérateur qu’avait celui-ci à l’origine. Michael Jackson semble donc être autant le légataire que le pendant moderne de Teddy Rice et de son Jim Crow.
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